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Ethics Washing, la fausse bonne conscience de Bolloré

Dernière mise à jour : 11 juil. 2021


Billet mis à jour le 10/07/2021 à 12h42


Une information est passée quasiment inaperçue le 12 octobre dernier. Un tweet de Havas Media Group France, agence publicitaire appartenant au groupe Bolloré, qui se réjouit de rejoindre CAN



CAN (Conscious Advertising Network) est une coalition volontaire de plus de 70 organisations mise en place originellement pour garantir que l'éthique de l'industrie soit assurée dans le cadre de la technologie moderne de la publicité.


Soupçonnant que CAN n’est pas au courant des liens qui unissent Havas et l’un des médias grand public qui diffuse abondamment le discours de haine, nous l’informons de ces liens : Havas appartient au groupe Bolloré, groupe dont la chaîne d’info, CNews (groupe Canal+), donne une plateforme quotidienne aux propos intolérants et intolérables d’Eric Zemmour ainsi qu’à de nombreux animateurs et chroniqueurs issus de la “fachosphère”.


Et là, l’adhésion d’Havas prend un autre visage. Les responsables de CAN, stupéfaits, entament des discussions avec Havas.


Le groupe Bolloré, propriétaire du groupe Canal+ et de sa chaîne d’info CNews ainsi que d’Havas Media Group chercherait-il à s’offrir une respectabilité en signant une telle charte de valeurs ?

Alors que les revenus publicitaires sont devenus un enjeu majeur de la chaîne CNews dont des créneaux entiers sont désertés par les annonceurs fuyant les contenus insoutenables, cette recherche d’une conscience éthique serait-elle seulement une opération de com et d’image ?


Yes we CAN


Conscience, éthique, les mots sont lâchés. Qu'est-ce que l'adhésion au CAN implique exactement pour Havas ?


Cela s'articule autour de 6 points :


  1. Lutte contre les publicités frauduleuses

  2. Représentation de la diversité dans le contenu publicitaire

  3. Information, consentement et participation active du public dans les publicités en ligne

  4. Le discours de haine ne doit pas être financé par les marques à leur insu

  5. Respecter l'âge du jeune public, promouvoir les messages positifs et ne pas rendre attractifs les messages négatifs

  6. Les annonceurs doivent prendre la responsabilité de ne pas financer les médias qui diffusent des fake news, attrape-clics et contenus volontairement trompeurs


Les signataires s’engagent notamment, par leur choix publicitaires, à chercher à soutenir positivement les médias qui s'alignent sur les lignes directrices des meilleures pratiques décrites dans les Principes de Camden sur la liberté d'expression et l'égalité.

Selon CAN seraient particulièrement préoccupants certains comportements des médias incluant la publication ou la diffusion de :


  1. Déclarations incitant à la violence ou à la discrimination contre un groupe particulier

  2. Termes déshumanisants (par exemple «rats» ou «cafards») pour décrire un groupe particulier

  3. Informations erronées négatives ciblant un groupe particulier

  4. Discours et contenus extrêmement négatifs concernant un groupe en particulier

  5. Références inutiles à la race, à la religion, au sexe et à d'autres caractéristiques d’un groupe susceptibles de favoriser l'intolérance.


CAN est une organisation basée au Royaume-Uni, active principalement en Europe mais pouvant agir dans le monde entier. Ce que CAN n’a pas anticipé, c'est que Havas Media appartient au groupe Bolloré et que le groupe est loin de satisfaire aux règles de CAN auxquelles il a souscrit.


Havas Media Group est un acteur majeur de la publicité qui fournit un ensemble des solutions publicitaires pour de très nombreux clients importants. Son poids économique est non négligeable et nous comprenons que CAN ait été dans un premier temps heureux de voir un tel acteur adhérer à ses recommandations. D’autant plus que cet automne et après la révélation que 94% des employés de la branche américaine sont blancs, Havas a lancé une importante campagne média affirmant sa volonté de changer son attitude concernant la diversité.


La tache CNews


La chaîne d'info en continu CNews constitue une tache indélébile dans le paysage audiovisuel français.

En effet une telle volonté de la part d'un actionnaire et d'une direction d'inscrire une chaîne d'info généraliste dans une idéologie clivante, partisane et hyper-orientée était inédite en France.


La chaîne d'info du groupe, qui s'appelait auparavant i>Télé, a connu une grève massive en 2016, un an après que le groupe Bolloré ait repris le groupe Canal +. Les journalistes de la chaîne s'opposent à l'arrivée à l'antenne d'un présentateur icône de la "trash-tv" et accusé de corruption de mineur. Les journalistes demandent également à ce que le contenu éditorial reste indépendant des orientations idéologiques du groupe. Refus. S'ensuit une grève importante d'un mois et le départ de plusieurs journalistes. Bolloré remporte le conflit et entérine le changement de nom (i>Télé devient CNews en 2017) et d'orientation.


Le fait le plus marquant est l'embauche de Zemmour comme permanent (initialement 4 jours par semaine, puis 5) en 2019 malgré l'opposition de nombreux téléspectateurs et d'un syndicat du groupe Canal Plus.


Le CSA sanctionne l'émission peu après son lancement et force la chaîne à la diffuser en léger différé pour couper les propos les plus insoutenables. Ce qui ne change au final pas grand-chose (mais on ne sait pas à quoi on a échappé)


A noter que pendant la grève historique de 2016 les journalistes grévistes avaient exigé la signature d'une charte et la constitution d'un comité d'éthique. Le groupe Bolloré a cédé sur ce dernier point et le comité a été constitué. En octobre dernier, ce comité, saisi à la suite d'une énième provocation de Zemmour, délivre un rapport sans ambiguïté : « L’émission “Face à l’info” ne peut pas continuer à être diffusée sous sa forme actuelle ». La direction ne prend cependant aucune mesure suite à ce rapport et maintient depuis l'émission en l'état.


Le 30 janvier 2021

Dans un entretien au JDD, le DG de CNews, Serge Nedjar, dément cette orientation avec une mauvaise foi palpable (il n'aurait jamais regardé Fox News) mais s'emmêle dans son argumentaire et confirme que l'émission de Zemmour diffuse l' idéologie de l'extrême-droite complotiste.


Plus récemment encore, le Conseil de Déontologie Journalistique et de Médiation (CDJM) rend un avis sur un manquement à la déontologie de la part de Christine Kelly, animatrice de l'émission de Zemmour sur CNews, caractérisé par un "manquement à l’obligation d’exactitude et le non-respect de la dignité humaine par justification de menaces". Il conclut : "la journaliste de Cnews n’a pas réagi à de graves accusations sans preuve".


CNews et la publicité


Dès l'embauche de Zemmour à l'antenne, CNews sait que le polémiste déjà condamné pour racisme fera ce qu'il a été engagé pour faire : par des phrases volontairement provocatrices, ignobles, créer le buzz, s'attirer les foudres des autorités et ainsi faire parler de lui et de la chaîne, attirer un public xénophobe, réactionnaire et ultraconservateur déjà acquis à la cause. Cette marge peu nombreuse mais fidèle est à la recherche d’une chaîne de télévision nationale qui ose diffuser ce qui les confortera un peu plus dans ses haines et ses craintes obsessionnelles.


Pour que les annonceurs publicitaires puissent profiter de ces pics d'audience relatifs il faut passer un maximum de spots de pub dans le créneau. Mais seront-ils heureux de se retrouver entre une charge de Zemmour appelant à laisser mourir les migrants et un de ses appels à la guerre civile ? Probablement pas. Alors dès la "première" à la rentrée 2019, échaudé par les déboires de Paris Première qui emploie également Zemmour, CNews prend les devants et ne diffuse aucun spot pendant l'émission, remplissant au maximum les coupures juste avant et juste après.


Havas fait partie des agences de pub qui profitent de cette stratégie.


Tout se déroule selon les plans, jusqu'à ce que des consommateurs (et nous-même) commencent à interroger les marques sur leur présence si proche d'un contenu toxique. Et que les marques commencent à réagir, à se retirer d'un créneau élargi ou même de toute la chaîne. Malgré les menaces des extrémistes fans du “polémiste” et très actifs sur les réseaux sociaux, ces décisions individuelles se multiplient, bientôt suivies par des retrait d'agences entières. Havas ne communique pas sur le sujet, mais est probablement forcée de suivre le mouvement.



Le nombre de spots s'écroule. CNews, dopé par l'augmentation générale de l'audience, engrange tout de même des bénéfices, mais cet accroissement est gravement plombé par l'impossibilité d'exploiter le créneau le plus fréquenté donc le plus rentable. Ce sont probablement des millions d'euros de manque à gagner qui partent en fumée.

Pourtant, aucun changement de cap.


À la rentrée 2020, on embauche des chroniqueurs parmi les têtes d'affiche des médias et blogs d'extrême-droite : Boulevard Voltaire, Valeurs Actuelles, Causeur, ou les personnalités les plus à droite des médias de droite, comme Ivan Rioufol. La chaîne songe un temps à embaucher le rédac-chef de Valeurs Actuelles.


Le bruit court même de l’arrivée de Marion Maréchal Le Pen, avant que l’idée soit abandonnée. On imagine donc qu’il s’agissait d’un simple coup médiatique pour bien affirmer l’orientation partisane de la chaîne à ceux qui en doutait encore. Et accessoirement, adoucir par comparaison toutes les embauches de personnalités idéologiquement marquées et la reconduction de l’émission de Zemmour.


Les marques et les agences de pub sont face à un dilemme. Alors que la demande d’éthique dans la profession se fait de plus en plus pressante, que les chartes de valeur deviennent la norme et que la responsabilité des acteurs de la pub dans le financement du discours de haine n’est plus sujette à débat, on hésite encore à changer les vieilles pratiques qui consistent à viser large, à profiter de tous les canaux à sa disposition quelle que soit leur nature. L’audience, comme l’argent, n’a pas d’odeur pour certains.


Havas, en tant que filiale du même groupe que la plus controversée des chaînes de télévision, est doublement ennuyée. Désavouer la stratégie du groupe ? Impossible : la moindre critique même humoristique concernant la ligne éditoriale de CNews attire immédiatement les foudres de Bolloré et des sanctions immédiates. Un humoriste a été viré de Canal + pour une parodie de l’émission de Pascal Praud et ses soutiens mis à pied. Un journaliste qui le soutient publiquement est immédiatement licencié.


Serge Nedjar, le DG de CNews, censée être une chaîne d'info, nous gratifie d'un festival de mauvaise foi et plaide son incompétence. Il ne serait pas au courant des circonstances de ces licenciements qui ont enflammé la presse et les réseaux sociaux.


On ne badine pas avec la "loyauté" comme il le confirme dans la même interview, avec une déclaration volontairement contradictoire en forme d'avertissement


Chez Bolloré, on sait que la stratégie du discours de haine a donné une image désastreuse à la chaîne. Alors, pour compenser, on tente d’afficher tolérance et attachement à la diversité en adhérant à CAN pendant qu’à l’antenne on promeut exactement le contraire:


CAN, point 2 : "Représenter la diversité dans le contenu publicitaire"

Des engagements difficiles à tenir


Havas peut-elle contester que CNews diffuse un discours de haine ? La justice a déjà tranché, et a encore été saisie sur le sujet à de multiples reprises.


Zemmour a été condamné deux fois définitivement pour incitation à la haine raciale, une troisième fois récemment (il a interjeté appel), et plusieurs nouvelles plaintes sont en cours dont celles de 25 départements français suite à ses déclarations ignobles tenues à l'antenne sur les mineurs étrangers isolés.

L'émission de cet individu est maintenue quotidiennement en dépit de l'avis sans équivoque du conseil d'éthique de la chaîne elle-même. Zemmour est soutenu sans réserve par la direction.


Les rédac-chefs, journalistes ou contributeurs à des médias en ligne d'extrême-droite eux-même condamnés pour incitation à la haine ont été embauchés en masse comme chroniqueurs.

Régulièrement, des propos dégradants, conspirationnistes ou intolérants sont tenus à l'antenne dans plusieurs autres émissions phares.


Comment serait-il alors possible de programmer des spots publicitaires sur cette chaîne, tout en respectant le point 4 de CAN : "Le discours de haine ne doit pas être financé par les marques à leur insu" ? Lorsqu'elle vend ses packages média à ses clients, Havas prévient-elle que, "en diffusant vos spots sur CNews, vous financerez une ligne éditoriale volontairement orientée vers les propos haineux et intolérants, ainsi que le salaire d'un repris de justice du discours raciste et d'une bonne partie des figures de la fachosphère ?"


Nous en doutons. Mais si Havas peut, en plus d’émettre publiquement des critiques sur l’idéologie promue par son propre groupe, apporter la preuve qu'elle informe réellement ses clients de cette façon, nous applaudirions des deux mains son entrée dans un réseau de publicité éthique.


Naissance de l’Ethics Washing ?


Nous avons averti les responsables de CAN de la nature du groupe auquel appartient Havas. Ils n'étaient visiblement pas au courant de la stratégie de ce groupe, et peut-être que la branche (anglophone) de Havas avec laquelle ils étaient en contact ne l'était pas totalement non plus.

Les employés d’Havas que CAN a contactés ont-ils volontairement oblitéré la stratégie de CNews, ou ne connaissaient-ils vraiment pas la nature exacte de la chaîne française appartenant à leur propre groupe, pourtant régulièrement présentée comme une Fox News à la française ? C'est pourtant bien Havas France, directement dirigée par Yannick Bolloré, qui a twitté sa fierté de sa démarche éthique. Or, en France, il est difficile de prétendre ignorer ce qu’est CNews.

Il semble que CAN cherche encore à négocier avec Havas, partant du principe que l'action peut découler de l'intention. Vraiment ? N'en est-on pas à un point où des changements profonds dans la ligne éditoriale de CNews devraient précéder toute discussion sur les velléités éthiques du groupe ? N'est-ce pas faire preuve d'une incroyable naïveté que de penser que l'adhésion d'Havas à une charte va impacter la ligne éditoriale de la chaîne "d'info" du groupe ?

Pendant ce temps, d’après nos informations, au moins deux gros clients d’Havas cessent leur placement sur Paris Première (avant/pendant/après le créneau Zemmour) ou sur CNews.


CAN semble étrangement confiant dans la bonne volonté et la sincérité d’Havas. L’agence média de Bolloré, avant même la fin des négociations (si celles-ci sont encore en cours) a déjà rejoint le portfolio de CAN, entérinant ainsi son adhésion avant même que les problèmes sous-jacents aient pu être tirés au clair. CAN est plus basé sur l'intention que sur les faits, et l'adhésion d'Havas pose un indiscutablement un problème de balance entre notoriété et crédibilité. Quelles garanties peut-on espérer de la part d'un adhérent censé apporter des solutions à un problème dont la principale source est le groupe auquel il appartient ?

Déclaration CAN 20-Jan-2021
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Voici le texte complet de la déclaration que CAN désire diffuser suite à notre demande de commentaire :


La solution sera difficile à trouver pour Havas. Pour transformer les bonnes intentions en bonnes pratiques, l’agence ne peut pas ignorer les stratégies d’orientation idéologiques de la chaîne d’info du groupe visiblement venues d’en haut et les dommages graves qu’elle fait au vivre ensemble, à la tolérance et au respect de tous dans leur diversité. La participation d’Havas au financement d’une telle chaîne appartenant à son propre groupe via le budget marketing publicitaire de ses clients n’en devient que plus problématique. On a besoin de prises de position claires et fortes, qui tardent à venir et ne viendront probablement jamais.


On connaissait déjà le greenwashing, l'adoption d'une façade écolo sans action concrète par une entreprise pour redorer à moindre frais son image entachée par des activités polluantes.


Il semble que le groupe Bolloré ait adopté voire inventé l'ethics washing : plutôt que de régler les problèmes d’intolérance, de haine, de discrimination, de crispation identitaire xénophobe, de promotion des théories conspirationnistes, on signe une charte qui marque son attachement à l’exact opposé, en espérant que personne ne remarque rien.

C’est raté.


Mise à jour du 10/07/2021 :

D'autant plus raté que d'après CAN (propos rapportés dans Politis n°1561), Havas Media France aurait « été convié à quitter CAN en mai 2021 car l'entreprise ne respectait pas les engagements du réseau »

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